J’aime les bars tapageurs où l’on s’oublie aux petites heures de la nuit.
J’aime les cafés tranquilles où de dignes retraités viennent lire le journal dès potron-minet.
J’aime les bistrots de quartier où l’on fraternise au comptoir pour évacuer les soucis de la journée.
J’aime les zincs populaires où ça gouaille devant le steak-frites.
J’aime les estaminets historiques où l’on s’incline devant la patine.
J’aime les brèves de comptoir et les retrouvailles, les “qu’est-ce que tu prends ?” et les “c’est ma tournée”.
J’aime lire, écrire ou penser des heures durant devant les tasses vides qui s’accumulent, pendant que la pluie brouille la vitrine et épaissit l’air ambiant.
J’aime caresser le bois brut d’une table d’À la Mort Subite et penser à Jacques Brel qui y vidait ses chopes avec Miche.

J’ai refait le monde dans des cafés. J’ai consumé ma fièvre lycéenne chez Jean-Pierre, j’ai révisé mon bac au Jazz, j’ai fêté des naissances et pleuré un mort au Saint-Laurent, j’ai écrit un polar au Bon Coin et un autre au Colibri, j’ai retrouvé de vieux copains qui me manquaient au Malaga et au Père Tranquille, j’ai noué une immédiate et longue amitié au Saint-Pierre, je me suis réchauffé l’âme à la turbulente convivialité de l’Amici, j’ai écouté un homme blessé me raconter les cicatrices de sa vie au Roskam. Au First, j’ai offert une épaule solidaire à mon pote qui venait de se faire larguer, et dans quelques-uns de ces endroits j’ai fait de belles rencontres, pour une nuit ou pour un morceau de vie.

Dans les cafés, je me sens humain, plus qu’humain, plongé dans un bain de vitalité avec mes frères et mes sœurs d’humanité. Dans les cafés, je suis polymorphe. Je deviens ce groupe de dames très âgées qui jubilent d’une bière et d’un plateau de charcuteries au Poechenellekelder. Ou bien ces fonctionnaires européens qui fêtent une fin de semaine printanière à la terrasse du Stoemelings. Ou encore ces vieux messieurs qui sirotent un thé nostalgique sous les ors du Métropole. Ce gars rincé, fatigué et triste qui perd ses dernières pièces de monnaie dans un bingo du Faro. Ce jeune couple qui se tient la main en faisant mille projets au Bailli. Ce papa divorcé qui enlace son enfant en écrasant une larme à la Brocante. Ces trentenaires qui rhabillent le monde d’un sourire à la Vieille Chéchette ou ces quadragénaires qui éclatent d’un rire tonitruant à la Biche après le marché. Et ensuite je redeviens moi, Arno, avec tous mes brols dans la tête et mon sandwich à la main, quand je viens m’apaiser au Verschueren entre deux demi-journées de travail.

Dans les cafés, j’abandonne les usages, je laisse mes économies et ma santé et il m’arrive même parfois de perdre complètement la raison. Mais tout ça n’est rien, à côté de tout ce que j’y gagne en chaleur, en paix, en fraternité, en idées, en projets, en émotions, en rencontres, en inventions.

Ma France natale a rendu leurs lieux de cultes aux gens qui ont un ami imaginaire. Je veux qu’on me rende mes lieux de culte à la vie, là où se trouvent mes amis bien réels. Je ne veux pas que meure le Verschueren, ni aucun de tous les autres. Je veux retrouver les sourires bienfaisants d’Alan, de Christophe, de Sami, de Jules, de la gentille dame d’À la Mort Subite et de l’ensemble de leurs collègues. Je ne veux pas avoir à vivre dans le froid d’un “monde d’après” sans mes essentiels. Je veux qu’on sauve les cafés.

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(Les clichés sont de moi. Les liens renvoient vers mon compte Instagram, où vous trouverez d’autres photos de cafés. Ce billet et ces images sont publiés sous licence CC-BY-NC.)