samedi 11 décembre 2010

Le septième jour (réédition)

Il y a quelques années, j’avais un blog annexe où je collais les billets dont j’avais un peu honte. J’ai retrouvé celui-ci grâce à web.archive.org et j’ai toujours un peu honte, surtout de sa chute massivement téléphonée… Ce truc constituait une de mes participations au “coïtus impromptus”, un site qui a semble-t-il disparu depuis et dont le nom de domaine a été repris par d’autres. Le thème imposé de la semaine était Le septième jour. Ça date de juin 2006.

C’était le 19 juin, il faisait beau. J’ai enlevé mon t-shirt et j’ai fermé les yeux un long moment. Sans bouger, juste pour sentir ces sensations nouvelles sur ma peau. Cette chaleur. Cette douceur. Ce picotement sur ma nuque et dans mon dos.

C’était mon premier jour à l’air libre depuis trois ans, et ça ressemblait exactement à ce que j’avais attendu si longtemps, dans la moiteur de ma cellule. Une brise. De l’air. Du bleu dans le ciel. De la lumière, enfin. Fiat Lux.

“Que la lumière soit”. J’ai souri en repensant à cette phrase. J’ai revu le vieux, sa longue barbe blanche, ses petits yeux pétillants, et ses souvenirs de Compostelle. Sûr qu’il aurait modulé sa voix grave en citant la Genèse. “Que la lumière soit !” Je lui aurais répondu, tu me fatigues avec tes bondieuseries, mais ça ne l’aurait pas empêché de raconter. Quand il était lancé, on n’avait plus qu’à se laisser bercer par sa voix. “Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour.”

Je m’en foutais éperdument, de ses histoires de création du monde. Mais j’écoutais pour la musique, la chaleur, les yeux du vieux qui se plissaient de malice. Et puis ça me distrayait de l’absence de Louise, quand elle n’était pas là.

Il est mort depuis trois ans, le vieux. Louise aussi. Et moi je suis en cavale, je n’ai pas le temps d’aller me recueillir sur leurs tombes. Alors j’ai jeté mon sac sur mon épaule, et j’ai pris le chemin de la mer.

J’ai marché longuement jusqu’à la plage, en goûtant le silence à peine dérangé par la brise et le bruit des vagues. Je me suis allongé sur le sable, dans le soleil déclinant, et j’ai dormi. Ma première nuit d’homme libre. Au moment où je sombrais, j’ai cru sentir le souffle du vieux qui se penchait sur moi. “Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le second jour.”

Ce matin-là, j’ai trouvé une voiture abandonnée sur une route de campagne. J’ai réussi à l’ouvrir et à la démarrer, et j’ai filé vers le Nord. Mon seul programme, c’était de revoir Ostende. Après, on verrait bien.

J’ai passé la semaine comme ça, plus facilement que prévu. En pensant au vieux et en roulant droit devant moi. Certains jours, je ne n’avançais pas plus de vingt ou trente kilomètres, pour profiter du paysage. La nuit, quand il faisait frais, je n’avais qu’à m’introduire dans une maison vide pour dormir. Le matin, je prenais des fruits dans les champs. Personne pour venir râler ou me tirer dessus au fusil de chasse. Dommage, ça m’aurait presque plu.

Hier, c’était le sixième jour. J’étais en retard sur mon programme, alors j’ai fini le parcours à tombeau ouvert, comme on dit. En songeant à cette expression, j’ai ri tout seul.

Quand je suis arrivé à Ostende, l’image du vieux s’est enfin estompée. Mais c’est Louise qui est revenue danser devant mes yeux fatigués. Louise, son corps souple, son odeur sucrée, ses cheveux blonds dans le soleil de juin. Louise mangeant du poisson à pleines dents devant une baraque du port. Louise qui court devant les colonnes massives du Casino-Kursaal. Louise qui s’approche de moi en étouffant son rire. Soyons féconds, multiplions, remplissons la terre, et l’assujettissons. Louise et moi, roulés dans le péché en hurlant de joie, trop heureux de faire la nique au vieux et à ses sermons d’un autre âge. Il y a seulement trois ans.

Et il se reposa au septième jour de toute son œuvre.

Aujourd’hui, c’est le septième jour. Moi aussi, je vais me reposer. Je vais m’allonger sur la plage d’Ostende, je vais embrasser ce sable que Louise a tant aimé et je vais enfin être débarrassé des mauvais rêves. Aucun risque que je change d’avis. De toute façon, ce serait trop tard. Cela fait sept jours que je me suis enfui de l’abri antiatomique. Les autres survivants ne me laisseraient plus rentrer.

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